11
Ce soir-là, je reçus moi-même un coup de fil d’un flic, un de ceux que je connaissais.
« Un tas de gens peuvent rentrer chez toi, pas vrai ? demanda-t-il.
— Oui, je suppose.
— J’ai un tuyau que je vais te passer. Quelqu’un planque de la came dans ta baraque et les APA du quartier sont au courant. Si on nous envoie la chercher et qu’on la trouve, il faudra qu’on t’arrête.
— Même si vous savez que c’est quelqu’un d’autre qui la cache ?
— C’est exact, fit le flic. C’est la loi. Tu ferais mieux de la trouver et de la balancer dans les chiottes avant qu’on nous appelle pour qu’on aille là-bas. »
Je passai le reste de la nuit à chercher la came. En tout, je trouvai cinq planques différentes pour la drogue ; il y en avait même une à l’intérieur du téléphone. Je détruisis tout, mais pour ce que j’en savais j’avais pu en manquer. Il n’y avait aucun moyen de savoir avec certitude. Et quel que soit le responsable, il pouvait en planquer d’autre.
Le lendemain, je reçus la visite de deux APA. Ceux-là étaient jeunes : un jeune en chemise, pantalon et cravate blancs, accompagné par une fille en jupe longue. Ils auraient pu être des missionnaires mormons, mais tous deux portaient le brassard des APA. Les très jeunes APA étaient les pires, et je n’étais pas franchement ravi de recevoir ces gens. Les jeunesses des APA étaient le fer de lance empressé du mouvement.
« Pouvons-nous nous asseoir ? fit le garçon d’une voix enjouée.
— Bien sûr », répondis-je, sans bouger. Mon ami le flic m’avait averti juste à temps.
La fille, assise bras croisés sur mon divan, dit :
« Nous avons des amis communs. Nicholas Brady.
— Oh ! fis-je.
— Oui, dit le garçon. Nous sommes des amis à lui. Il nous a beaucoup parlé de vous… Vous êtes écrivain, n’est-ce pas ?
— Ouais.
— Nous ne vous interrompons pas en plein travail, j’espère ? » demanda-t-il. Ils étaient la propreté et la politesse incarnées.
« Non.
— Vous avez écrit des romans vraiment importants, déclara la fille. Ubik, Le Maître du château…
— Le Maître du haut château », la corrigeai-je. Il était clair qu’ils n’avaient jamais ouvert un de mes livres.
« Assurément, vous et M. Brady avez ensemble apporté une large contribution à la culture populaire, vous avec vos histoires et lui en sélectionnant les artistes destinés à enregistrer, poursuivit la fille. Est-ce la raison pour laquelle vous habitez tous deux dans cette région, la capitale mondiale du divertissement ?
— Le comté d’Orange ?
— Le sud de l’État.
— Eh bien, c’est plus facile pour rencontrer des gens, dis-je sans me mouiller.
— Vous et M. Brady êtes amis depuis des années, n’est-ce pas ? demanda le garçon. Vous habitiez ensemble à Berkeley, où vous partagiez une chambre.
— Ouais.
— Puis il est venu vivre ici, et vous avez fait de même au bout de quelques années.
— Ouais, bon, nous sommes bons amis.
— Consentiriez-vous à signer une déclaration notariée, sous serment, attestant la loyauté politique de lui et de sa femme ? »
Pris par surprise, je fis :
« Hein ?
— Ou bien n’y consentiriez-vous pas ?
— Bien sûr que si.
— Nous aimerions que vous rédigiez le premier jet d’une déclaration de ce genre dans les jours qui viennent, dit la fille. Nous vous aiderons à préparer la version définitive à notre quartier général. Et nous allons vous laisser plusieurs modèles sur lesquels vous pourrez établir votre propre texte, ainsi qu’un manuel d’instructions.
— Pour quoi faire ?
— Pour aider votre ami, dit la fille.
— Pourquoi a-t-il besoin d’aide ?
— Nicholas Brady a des antécédents suspects, qui remontent à l’époque de Berkeley, dit le garçon. S’il doit conserver la position qu’il occupe actuellement, il aura besoin du soutien de ses amis. Vous êtes d’accord pour lui apporter ce soutien, n’est-ce pas ? C’est votre ami.
— Je fournirai à Nicholas toute l’aide dont il pourra avoir besoin. » En disant cela, je compris d’instinct que j’avais mordu à l’appât ; j’étais tombé dans quelque obscur piège policier.
« Bien », fit la fille. Elle sourit, puis tous deux se levèrent pour partir. Le garçon plaça une boîte en plastique sur la table basse. « Votre équipement, dit-il. Instructions, indications utiles, modèles ; comme vous êtes écrivain, cela va sans aucun doute vous paraître très facile. En même temps que votre déclaration à propos de votre ami, nous aimerions que vous nous esquissiez un court résumé autobiographique, de manière que la personne qui lira votre déclaration en sache un peu sur vous aussi.
— Un résumé portant sur quoi ? » Maintenant, je me sentais vraiment effrayé, vraiment sûr d’être tombé dans un piège.
« Il y a des instructions sur ce point également », dit la fille, et ils s’en allèrent tous les deux. Je restai seul avec la boîte en plastique rouge, blanc, bleu. Je m’assis, ouvris la boîte et me mis à feuilleter la brochure d’instructions, qui était imprimée sur beau papier glacé. Elle portait le sceau présidentiel et la signature imprimée de F.F.F.
Cher Américain,
Vous avez été invité à rédiger un court article sur le sujet que vous connaissez le mieux : vous-même ! Il est entièrement de votre ressort de décider quels sujets vous estimez pertinents et quels sujets vous estimez préférable de ne pas mentionner. Dans tous les cas, vous serez noté non seulement en fonction de ce que vous avez inclus, mais aussi sur ce que vous avez omis.
Peut-être est-ce une délégation de vos amis et voisins, les Amis du peuple américain, qui vous a demandé de faire ceci. Ou peut-être avez-vous pris vous-même l’initiative d’écrire pour vous procurer cet équipement. Ou peut-être la police de votre quartier vous l’a-t-elle suggéré de manière à…
Je passai à la brochure qui donnait les instructions nécessaires à la préparation d’une déclaration notariée sur la sûreté d’un ami.
Cher Américain,
Vous avez été invité à rédiger un court article sur un sujet que vous connaissez bien : un ami intime ! Il est entièrement de votre ressort de décider quels sujets vous estimez pertinents et quels sujets vous estimez préférable de ne pas mentionner. Cependant, vous rendrez service à votre ami en étant le plus complet possible. Ce que vous écrirez à son propos, bien entendu, restera strictement confidentiel ; cet article est destiné à un usage officiel exclusivement.
Peut-être est-ce une délégation de vos amis et voisins, les Amis du…
J’allai à ma machine à écrire, y engageai une feuille de papier et commençai à composer le résumé autobiographique.
POUR CEUX QUE ÇA PEUT INTÉRESSER :
Moi, Philip K. Dick, sain d’esprit et raisonnablement sain de corps, désire reconnaître avoir été un haut responsable durant une période couvrant de nombreuses années de l’organisation connue par ses ennemis sous le nom d’Aramchek. Au cours de mon entraînement à la subversion et à l’espionnage, j’ai appris à mentir et outre le mensonge caractérisé à déformer si efficacement que ce que je dis est inutilisable par ceux qui détiennent le pouvoir dans cette nation, notre cible, les E.-U. d’Amérique. Ces stipulations présentes à l’esprit, je vais maintenant faire une déclaration à propos de mon ami de toujours Nicholas Brady, qui a été, si mes souvenirs sont exacts, un avocat et un supporter clandestins des lignes politiques d’Aramchek pendant des années, changeant d’avis comme change continuellement la doctrine officielle d’Aramchek, de manière à rester en accord avec la politique générale de la Chine populaire et des autres puissances socialistes, sans exclure l’U.R.S.S., une de nos premières acquisitions dans le combat contre l’homme que nous avons mené depuis notre formation au Moyen Age.
Peut-être devrais-je parler davantage d’Aramchek, afin de mieux clarifier ma propre situation. Aramchek, une ramification de l’Église catholique romaine, est fidèle au principe selon lequel les moyens justifient la fin. Nous employons par conséquent les moyens les plus élevés possible, sans nous préoccuper de la fin, sachant que Dieu disposera de ce que le simple mortel a proposé. Dans cette optique, nous employons et avons employé tous les artifices, toutes les stratégies et toutes les ressources dont nous pouvions disposer pour contrecarrer les visées de Ferris F. Fremont, actuel dictateur fantoche de ces E.-U. d’Amérique. Durant son enfance, pour citer un exemple, nous nous sommes arrangés pour écrire en creux le nom de notre organisation sur le trottoir au bas de la rue où se trouve la maison dans laquelle il est né, dans le but de lui faire entrer dans le crâne avec la dernière énergie le fait qu’en fin de compte NOUS AURIONS SA PEAU.
Je signai ce document puis me reculai sur mon siège pour examiner la situation dans laquelle je me trouvais. Elle n’était pas bonne. Je reconnaissais cette boîte en plastique rouge, blanc, bleu ; c’était le fameux nécessaire d’« information volontaire », le premier pas du processus consistant à transformer le citoyen en membre actif des services de renseignements gouvernementaux. C’était comme un contrôle fiscal, chaque citoyen y avait droit tôt ou tard. C’est ainsi que nous vivions sous F.F.F.
Si j’omettais de livrer ma notice autobiographique et ma déclaration sur Nicholas, les APA reviendraient, et ils se montreraient moins polis la prochaine fois. Si j’envoyais un rapport inadéquat sur Nicholas et moi-même, ils demanderaient courtoisement un supplément d’informations. Cette technique avait été employée pour la première fois par les Nord-Coréens sur les prisonniers de guerre américains : on recevait un bout de papier et un stylo, et la consigne d’écrire n’importe quoi à son propre sujet, ce dont on se sentait l’envie, sans que les geôliers fassent la moindre suggestion. Les révélations que les prisonniers faisaient sur eux-mêmes étaient stupéfiantes, et surpassaient de beaucoup ce qu’ils auraient confessé sous influence. Quand l’heure d’informer venait, l’homme était son propre pire ennemi, son propre mouchard suprême. Il me suffisait de rester assez longtemps devant ma machine à écrire pour me retrouver à tout leur dire sur moi et sur Nicholas ; et sans doute, après leur avoir dévoilé les faits, poursuivrais-je avec d’extravagantes inventions, toutes conçues pour forcer l’attention – et l’admiration – de mon public. L’être humain a une désastreuse tendance à vouloir plaire. Et j’étais en fait pareil à ces Américains capturés : un prisonnier de guerre. Je l’étais devenu en novembre 1968, lorsque F.F.F. avait été élu. Nous étions tous devenus la même chose ; nous habitions désormais une immense prison sans murs, délimitée par le Mexique, le Canada et les deux océans. Il y avait les geôliers, les matons et les moutons, et quelque part dans le Midwest le régime cellulaire des camps d’internement spéciaux. La plupart des gens semblaient ne pas s’en apercevoir. Puisqu’il n’y avait pas de barreaux ou de fils de fer barbelés tangibles, puisqu’ils n’avaient pas commis de crimes, n’avaient pas été arrêtés ou traduits devant un tribunal, ils ne se rendaient pas compte du changement, de l’horrible transformation de leur situation. C’était la classique histoire de l’homme qu’on kidnappe sans qu’il bouge. Étant donné qu’on ne les avait emmenés nulle part et qu’ils avaient eux-mêmes voté pour porter la nouvelle tyrannie au pouvoir, ils ne voyaient rien de mal. De toute façon, un bon tiers d’entre eux, s’ils en avaient pris conscience, auraient considéré que c’était une bonne idée. Comme F.F.F. le leur disait, on pouvait à présent donner une conclusion honorable à la guerre du Vietnam et, sur place, annihiler la mystérieuse organisation Aramchek. Les Américains irréprochables pouvaient de nouveau respirer librement. Leur liberté de faire ce qu’on leur disait avait été préservée.
Je revins à la machine à écrire et rédigeai une autre déclaration. Il était important de faire un bon boulot.
À L’INTENTION DES AUTORITÉS :
Moi, Philip K. Dick, je ne vous ai jamais aimés, et je sais d’après le cambriolage de ma maison et le fait que vous vous affairez à dissimuler de la drogue derrière les prises de courant et dans le combiné téléphonique au moment même où je suis assis ici que vous ne m’appréciez pas non plus. Pourtant, quelle que soit mon antipathie à votre égard, et la vôtre au mien, il y a quelqu’un que je déteste encore plus, à savoir : M. Nicholas Brady. Je vous suggère de le détester aussi. Permettez que je vous explique pourquoi.
Tout d’abord, M. Nicholas Brady n’est pas un être humain au sens habituel du terme. Il est sous l’emprise (ou plus exactement sera un de ces jours à notre grande surprise à tous sous l’emprise) d’une forme de vie étrangère originaire d’une autre étoile. Une telle prémisse peut donner naissance à des spéculations d’une portée considérable.
Peut-être, étant donné que mon métier consiste à écrire de la science-fiction, imaginez-vous que j’invente des histoires pour vous tester et voir comment vous réagissez. Non, chères autorités. J’aimerais bien que ce soit le cas. J’ai moi-même vu de mes propres yeux M. Nicholas Brady faire preuve de fantastiques pouvoirs surnaturels, qui lui sont conférés par l’entité étrangère et supra-humaine connue sous le nom de SIVA[5]. J’ai vu M. Nicholas Brady traverser des murs. Je l’ai vu faire fondre du verre. Un après-midi, pour me fournir une démonstration de l’ampleur stupéfiante de ses pouvoirs, M. Nicholas Brady a fait se matérialiser la ville de Cleveland au beau milieu des prés qui jouxtent l’autoroute 91, puis l’a fait redisparaître sans que quiconque sauf nous en soit plus avancé. M. Nicholas Brady abolit les limites de l’espace et du temps quand l’envie l’en prend. Il peut remonter dans le lointain passé ou faire un bond de plusieurs siècles dans l’avenir. Il peut, s’il le désire, se transporter lui-même directement jusqu’à Alpha Centauri ou n’importe quelle autre…
Et merde, me dis-je. Et je cessai d’écrire. Mon intention avait été de me lancer dans l’hyperbole spectaculaire et d’exagérer l’affaire à un point tel que les APA ne puissent pas y croire une seconde.
Je me mis ensuite à penser au garçon et à la fille qui m’avaient apporté le nécessaire sous plastique, ce truc mortel. Sur le moment, j’avais à peine fait attention à eux de manière consciente, mais je conservais d’une façon ou d’une autre l’impression que m’avaient faite leurs visages. La fille n’avait Pas eu l’air mal ; cheveux noirs, yeux verts, l’air plutôt vive, de plusieurs années plus jeune que moi, mais je ne m’étais jamais inquiété de ça.
Je soulevai la boîte rouge, blanc, bleu et trouvai un carton blanc collé dessus. Sur la carte se trouvaient leurs noms et numéros de téléphone. Bon, me dis-je, il y a peut-être un autre moyen de s’en sortir. Sans céder. Je devrais peut-être demander encore un peu d’aide pour préparer ces déclarations.
Alors que je mettais au point le numéro que j’allais faire à la fille aux cheveux noirs des APA, le téléphone sonna. C’était Nicholas.
Je lui racontai ce qui s’était passé dans la soirée.
« Tu vas le faire ? demanda-t-il. Tu vas écrire un rapport sur moi ?
— Eh bien… commençai-je.
— Ça n’est plus aussi facile quand il s’agit de soi, pas vrai ? fit Nicholas.
— Merde, mon vieux. Ils ont caché de la came chez moi ; un flic m’a prévenu hier soir. J’ai passé ma nuit à la chercher.
— Ils me tiennent aussi. Soit ils ont déjà le matériel, soit ils le fabriquent, comme dans ton cas. Eh bien, Phil, nous sommes logés à la même enseigne. Tu ferais mieux de décider ce que tu vas faire. Mais si tu leur fournis des renseignements sur moi…
— Tout ce qu’on me demande, c’est d’écrire une déclaration en ta faveur », dis-je, mais je savais qu’il avait raison. Ils nous tenaient tous les deux, c’était vrai, et de la même manière. Les moyens de pression étaient identiques.
Nicholas avait raison quand il disait : Ce n’est plus aussi facile quand il s’agit de soi. « Envoie-les se faire foutre », lui avais-je dit. Bon, autant pour mes conseils. Maintenant, c’était mon tour. Et ça faisait mal ; ça me faisait mal jusqu’au tréfonds de l’âme, ça me taraudait et me tordait et me brûlait. Et je ne voyais aucun moyen de m’en sortir – aucun.
Sauf appeler la fille des APA et l’embobiner. Ma liberté, ma vie en dépendaient. Et celles de Nicholas aussi.